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actif  Sujet n° 17  C'était au temps où des hommes vivaient dans les phares

le 02/05/2008 @ 23:21
par Loeizh

Loeizh

5 messages

Je quitte la lanterne après un dernier coup d’œil sur l’appareil et sur l’horizon, tout est clair. Mes charentaises ne font aucun bruit sur les marches de granit de l’escalier en colimaçon. A hauteur de la deuxième chambre je frappe et ouvre la porte : « Trois heures moins le quart ! »
Un grognement me répond tandis que s’allume la petite loupiotte à l’intérieur du lit clos. Je laisse la porte ouverte et continue ma descente jusque la cuisine.
J’allume le gaz sous une casserole d’eau tandis que se réchauffe à côté le café dont je rêvais depuis un moment ; j’ai allumé la radio mais je sais que je devrai l’éteindre lorsque Paul arrivera, il ne supporte aucun bruit à son réveil.
...La porte s’écarte doucement devant mon collègue vêtu comme un explorateur polaire, c’est vrai qu’il ne fait pas chaud !
Il sort de son placard la boîte de cacao en poudre,le lait concentré et son bol, qui ne se range pas avec les autres bols de notre étrange maison verticale perdue au milieu de la mer.
Le pain est sur la table, avec le beurre ; j’ai éteint la radio.
Il empoigne la casserole et remplit presque à ras bord, le bol bleu ébréché dont les parois portent les coulures anciennes de chocolat qui résistent depuis longtemps aux rinçages discrets de l’après déjeuner. Puis il verse rapidement dans le récipient deux larges cuillerées de poudre brune.
Le débordement a commencé dès la première cuillerée, il s’accentue, et la flaque dans laquelle repose à présent le bol se transforme en mare qui vire au marron, menaçant de déborder de la table.
Maintenant il touille consciencieusement en versant le lait. Les premières gouttes atteignant le sol rompent le silence…
Il beurre une tartine qu’il plonge jusqu’au plus profond du récipient,en grognant doucement lorsque le liquide brûlant goutte sur ses genoux.
Dehors la mer murmure, le vent siffle dans la fenêtre du nord, il faudra songer un jour à remplacer le joint d’étanchéité.
Après trois tartines l’inondation a atteint l’emplacement où reposent mes pieds, je les recule discrètement, mes chaussons sont presque neufs.
Les minutes s’écoulent dans le silence de la mer,j’ai fini mon café, j’allume une cigarette, je trouve que la vie est belle.
Paul se lève et va rincer le bol au robinet de l’évier, une brève ouverture, l’eau ne se gaspille pas dans un phare en mer.
Puis il entreprend d’essuyer immédiatement l’objet du rite ; il n’a pas remarqué que j’ai encore planqué le torchon propre.
Il revient avec l’éponge et s’attelle à effacer les traces du petit déjeuner, avec les mêmes gestes, dans le même ordre que l’autre nuit, que toutes les autres nuits.
Maintenant il lève la tête en s’asseyant en face de moi et prononce dans un grand sourire : « Alors ! »
Je sais qu’il ne dira rien d’autre, je commence à raconter mon quart…
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Réponse n° 1
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le 03/05/2008 @ 00:10
par Ronan

Ronan

Administrateur
26 messages
On a l'impression d'y être! Cette ambiance lourde à couper au couteau, ce calme au milieu de nulle part, ça me rappelle également certains de mes déplacements outre-mer sur les iles où je me suis retrouvé avec un ou des collègues qui n'avaient pas toujours le même caractère que moi mais quand on est dans la même galère on a pas le choix. C'est avec impatience qu'on attend la suite de ton histoire Louis, on a l'impression d'y être. kk


http://www.iledesein-autrefois.fr http://pointedebretagne.societeg.com

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Réponse n° 2
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le 09/05/2008 @ 12:48
par Corynn

Corynn

4 messages

C'est un très beau texte, Loeizh, vraiment. Tu écris très bien et pour peu, j'entendais moi aussi les gouttes brulantes tomber sur le sol.

Magnifique hommage à la vie quotidienne des gardiens de phare. Bravo !

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Réponse n° 3
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le 09/05/2008 @ 13:40
par Loeizh

Loeizh

6 messages
kereon1.jpgBonjour Corynn,
Et merci pour ton commentaire.
Voici une autre petite histoire, extraite de mes souvenirs de mer.
Bien amicalement à toi.

La Vague
A nouveau plus de quarante nœuds. On s’y attendait, le bulletin météo de Conquet-radio ne laissait guère de doutes quant à la suite des évènements.
Il est treize heures, Christian a terminé son quart, il va monter à la sieste.
Pour l’instant il s’est campé devant la fenêtre du suroît.
« Six mètres à peu près, ça commence à déferler!» Il essuie la buée qui s’est déposée sur les deux grands hublots et voile sa vision du Fromveur en colère.
Depuis les premiers jours de janvier les dépressions se succèdent avec une constance désespérante; nous entrons dans notre septième semaine de mauvais temps et l’image des vagues folles qui nous faisaient regretter de ne pas avoir de caméra à bord ne nous fait même plus nous exclamer et nous lever de nos chaises pour les regarder filer dans le nord et après avoir brisé sur le phare.
L’humidité est partout; notre pauvre chaudière archaïque n’y peut plus grand’ chose...

Christian est monté se coucher, c’est encore là que l’on est le mieux dès que la chaleur animale a réussi à remonter en température l’habitacle étroit du lit clos. J’ai tenté, sans grand succès, de m’intéresser à une émission de radio racontant les diverses étapes permettant de transformer un paisible canard en animal malade dont le foie cirrhosé deviendra l’objet de rites religieux agaçants qui me font penser aux simagrées entourant l’usage du pinard, puis j’ai recalé le poste sur la gamme marine, feuilleté quelques vieilles revues… et suis retourné vers les hublots.
Cette fois c’est parti! Cinquante nœuds, peu être même soixante, et surtout, des vagues dont l’attitude a changé.
Fini les bataillons bien rangés qui défilaient comme à la parade sous les confettis blancs de leurs panaches d’écume, maintenant la guerre est déclarée et ce sont les solitaires qui passent à l’attaque, les forces spéciales de la mer, les commandos!
Chacune d’elle en veut au phare et tentera de démontrer qu’elle est la meilleure!
Celle qui vient de se lever à l’instant, au-delà de Bannec, retient toute mon attention; elle s’est lancée en soufflant vers notre tour, et je la regarde avancer, fasciné par tant d’inquiétante beauté.
Oeuvre unique, façonnée par le souffle de la tempête, je me dis que je suis le seul à la contempler et que personne ne la reverra jamais.Inestimable privilège…
Une… deux… trois fois, je pense qu’elle va s’écrouler, qu’elle n’arrivera pas jusqu’à nous, qu’elle est trop haute pour tenir encore debout!
Sa crête n’est qu’un rictus de bave haineuse, son ventre de plus en plus creux semble se durcir encore pour soutenir, au-delà des lois de la physique, la masse monstrueuse qui veut nous frapper.
Même Christian, que rien ne semble pourtant pouvoir effrayer, est incapable de regarder en face un tel monstre, de rester jusqu’au bout devant les hublots pourtant épais de plusieurs centimètres.
Il parie, jure que cette fois ci il ne bougera pas, mais rien n’y fait;l’instinct de survie est plus fort et, au dernier moment, il s’écarte en jurant.
Justement il est redescendu, sa sieste gâchée par le vacarme et les infiltrations d’eau sous pression qui inondent le beau parquet de chêne de sa chambre.
«Tiens! Regarde celle là», je lui dis.
Il se colle dans l’encoignure de fenêtre, prêt au duel…

- ...
- «La salope!»
Il a encore perdu, il s’est jeté derrière le frigo!
Aussitôt passé le choc, alors que le bruit de vaisselle s’entrechoquant et le grincement des meubles s’atténuent, tout devient vert dans la cuisine et le grand silence de l’apnée s’installe pour une petite seconde. Les yeux écarquillés et la bouche ouverte pour évacuer la surpression, nous nous regardons comme deux poissons perdus.
Puis le niveau d’eau redescend et le fracas de la vague remplit l’espace qui nous sépare de Korn a Men, la roche voisine.
Tel un plongeur a bout de souffle, le phare émerge du bouillon, bien droit sur le Men Tensel, symbole de la forfanterie des hommes.
Là bas, derrière l’horizon, une autre vague s’est levée…

Kéréon. Février 74.

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Réponse n° 4
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le 15/05/2008 @ 17:10
par Loeizh

Loeizh

7 messages
ravitaillement.jpg
Les marins… Ils sillonnaient durant la semaine les houles d’Iroise, ravitaillant ici un phare en eau douce, là un autre en pétrole ou en gazole. Le courrier administratif transitait dans un sac de toile ; au fond du sac il y avait toujours un pain frais. Sans commentaire, c’était cadeau. S’ils avaient pu l’acheter avant l'appareillage, on y trouvait aussi le journal du jour.  Ils savaient la valeur de ces gestes, nous aussi.
  Durant la belle saison, entre deux voyages vers une tour, ils accostaient les tourelles et balises de leur secteur et le temps d’une marée, se transformaient en peintres ou maçons selon les soins que demandait l’édifice. Quand l’hiver roulait ses lames noires jusque par dessus le quai du port, leur interdisant toute sortie, ils entretenaient leur navire avec une maniaquerie incompréhensible à qui ne saurait rien des conséquences d’une panne, entre deux vagues, au pied d’un phare. Mais ce pour quoi ils avaient choisi ce métier, ce qui était leur fierté et leur honneur; et faisait leur gloire, aussi, c’était la relève! Embarquer chaque semaine, au jour dédié, le gardien de repos à terre, le déposer en son étrange logis, puis ramener vers les siens celui dont le tour était venu de retrouver la terre, là était leur mission. Ils mettaient un point d’honneur, d’orgueil même, à être au pied du phare au jour dit et à l’heure prévue. Pourtant, dans cet univers c’est la mer qui décide en dernier lieu dece qui peut se faire ou pas. On va essayer ! C’était leur formule. Et si le temps leur permettait de franchir l’ouvert de la baie, ils appareillaient. Même s’ils savaient pertinemment que rien neserait possible au pied du phare, ils appareillaient ! Juste pour voir si à un moment de la marée il n’y aurait pas une relative accalmie qui permettrait de… velleda.jpgEt surtout pour nous assurer qu’ils étaient notre lien à la terre et que ce lien était solide ! Quelquefois ils arrivaient à passer seulement les vivres et c’était déjà une victoire ! Mais je leur en ai voulu, certains jours, surtout à mes débuts, d’oser de tels paris ; je leur en ai voulu de cette détermination à vouloir « essayer », alors qu’un sage renoncement m’aurait libéré pour quelques heures de cette sourde angoisse qui précède la bagarre et dont j’avais du mal à me défendre. La règle voulait que durant les trois jours suivant la date de la relève, chaque accalmie soit mise à profit pour tenter de ravitailler le phare. Passé ce délai, on renonçait. Cela s'appellait le « doublage ». Le gardien à terre - devenu le « gardien montant » à dater du jour prévu pour la relève - pouvait alors défaire sa caisse, ne plus se présenter au port chaque matin, ne plus devoir subir l’inconfortable balade maritime jusqu’au pied du phare où il ne pourrait monter tout en se rongeant à l’idée des difficultés qu’il aurait à surmonter si par quelque heureux hasard une accalmie venait à se présenter à un moment du jour, ne plus rentrer chez lui le soir en se disant que le lendemain serait encore une journée difficile.Le gardien montant - mais ne l’étant pas cependant puisqu’il passait ses journées à « essayer de »- ce gardien « entre terre et phare », pouvait défaire sa caisse et profiter sans remords de ce supplément gratuit de quatre jours de vie familiale. Et celui qui restait au phare prenait son parti de cette troisième semaine qu’il ne récupérerait d’aucune façon parce que c’était la règle, simplement. Au phare, ces trois jours durant lesquels tout avait été tenté pour ravitailler, n’avaient pas été, non plus, des jours comme les autres. L’ambiance s’était tendue ; on avait scruté le ciel vingt fois dans la journée, observé la mer jusqu’à s’en emplir à refus et tapoté le baromètre sans ménagement. On avait même abreuvé l’appareil - élevé pour l'occasion au rang de sorcier - de quelques mots peu aimables…L’information météo d’alors n’était pas celle que nous connaissons aujourd’hui : Le Conquet radio diffusait deux fois par jour un bulletin, plus ou moins audible selon les conditions de propagation et surtout selon les conditions de réception : qu’une série de vagues viennent à submerger le phare au moment où étaient décrits les phénomènes prévus sur notre zone et une succession d’inénarrables crachotements couvrait alors la voix placide de l’opérateur. On notait soigneusement ces bulletins ; les deux gardiens écrivaient ce qu’ils entendaient puis comparaient leurs notes. Si nous avions compris la même chose c’était bien, sinon on discutait de ce que pouvait bien être la version originale. Puis sur la base de ces prévisions couvrant une vaste zone on traduisait ce que ça représenterait devant notre porte.
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Réponse n° 5
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le 15/05/2008 @ 17:16
par Loeizh

Loeizh

8 messages
velleda2.jpgIl faut avoir au moins passé deux hivers dans le même phare pour être capable de proposer un scénario raisonnable pour le lendemain.  Pour l’écrire on aura intégré le coefficient de marée, la direction de la houle, la force et l’orientation du vent présent et supposé venir, la pression barométrique, sa tendance, la forme, la course et la couleur des nuages, l’aspect du ciel et de la mer en général. Avec l’expérience on aura découvert d’autres éléments spécifiques qui ne figureront jamais dans les manuels de météorologie : telle cette façon particulière qu’aura une vague de se briser sur la Fourcheou sur Men Garo et qui signifie à coup sûr un durcissement de la mer pour au moins trois jours… A vivre des années au milieu du même petit morceau d’océan, on assimile des données que nul appareil n’enregistrera jamais.  Et l’on croit alors savoir mieux se prévenir de ces vagues fantasques surgies du fond de l’océan et qui crèvent brutalement la surface pour venir ajouter leur scélérate furie à la puissance destructrice de la mer du vent…

…Ils sillonnaient à longueur de semaine les houles d’Iroise et ils avaient fini par en connaître chaque creux de vagues comme un paysan reconnaît un talus entre cent autres talus. Ils se déplaçaient dans ce fatras d’eau verte encombré de pics de granit avec une tranquillité déconcertante ; c’était leur jardin, ils y flânaient en silence ou en dissertant vivement de la dernière actualité, selon leur humeur. J’ai du vivre quelques années avec eux avant de trouver normales, voire presque banales, ces glissades infernales ! …Il y avait Auguste, dont j’ai déjà beaucoup parlé,et je ne suis pas le seul parce que un tel personnage ne peut que laisser dans l’histoire maritime une empreinte indélébile. Discret jusqu’à l’effacement, il semblait ne rien voir de l’admiration dont il était l’objet dans notre petit monde ! Il est mort d’une attaque en se levant de la sieste alors qu’il était jeune retraité. Egal à lui-même jusqu’au bout, il s’est éclipsé discrètement en emportant avec lui des pages intenses et admirables de notre histoire. …Il y avait Jean, qui hurlait « ViiiiiiiiRE ! »comme personne  et dont la pogne vous saisissait comme un étau lorsque vous descendiez, imprimant dans sa prise la certitude que vous étiez en sécurité désormais et qu’il faudrait une vague comme on en voit une tous les cent ans pour qu’il vous arrive quelque chose ! …Il y avait Martin, entre rire et vague à l’âme, Martin le tendre qui avait du mal à cacher que son envie désormais était de vivre auprès de sa bien aimée, parce que, me confia-t-il un soir où nous avions traîné plus que de raison après une relève ratée:toutes ces conneries finiront mal un jour ! Ils formaient un équipage, dans le sens le plus professionnel qui soit : ensemble depuis des années, ils se connaissaient par cœur et s’ils se parlaient c’était de tout autre chose que de boulot  parce qu’en ce domaine il y avait belle lurette qu’ils n’avaient plus rien à se dire ! Des robots avec des yeux derrière la tête et quatre mains chacun ! Une assurance vie pour nous.

Mais…le 9 décembre 1978, en milieu de matinée, la« Ouessantine » vient accoster dans le port du Conquet où elle embarque du matériel avant d’effectuer les deux relèves prévues de la journée : le Four et les Pierres Noires. Sur le quai, Jean François, 20 ans se présente ; il vient d’être recruté et doit rallier dans l’après-midi, son premier poste en mer, le phare des Pierres Noires. « Attends-nous ici, nous allons d’abord au Four, nous repasserons te prendre au retour ; par ce temps te seras bien mieux à terre ! »Mais Jean François ne l’entend pas de cette oreille, il veut voir comment se passe une relève au ballon dans une mer formée puisque son désir est de rejoindre un phare d’Ouessant dans les prochaines semaines. Et le Four utilise la même technique que les phares d’Ouessant, tandis qu’aux Pierres Noires on dépose le gardien sur une roche depuis laquelle il emprunte un téléphérique qui le mène ensuite sur le balcon de la cuisine. Il embarque donc, excité à l’idée d’entrer de plain-pied dans ce monde des phares d’Iroise en hiver, là où il a décidé de vivre désormais. Le temps est couvert, la visibilité médiocre, le vent de Sud de force 5 entretient une forte houle de Suroît, résidu actif des tempêtes qui ont sévies les semaines précédentes. La route est creuse jusqu’à Argenton, mais c’est la routine ! Là ils embarquent le gardien montant du Four, mon ami Jean Guezennec, puis ils font route sur le phare. Exercice difficile mais il n’y a rien à en dire, c’est l’hiver ! Les vivres sont passées et Jean s’élance sur le ballon
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Réponse n° 6
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le 15/05/2008 @ 17:19
par Loeizh

Loeizh

9 messages
velleda3.jpgExercice difficile mais il n’y a rien à en dire, c’est l’hiver ! Les vivres sont passés et Jean s’élance sur le ballon... A Roscoff, quelques années plus tard, il m’a raconté :« La vague s’est brisée alors que j’arrivais sur le plateau,personne ne l’a vue se lever; elle est arrivée comme ça, sans prévenir, surgie de nulle part ! On a été submergés puis Michel a gueulé : La vedette ! Elle s’était fait rouler sur bâbord ; on pense qu’elle a fait un tour complet mais on n’en est pas sûr. Quand elle s’est redressée elle n’avait plus de passerelle ni de mât et elle a coulé rapidement par l’arrière ; on a vu Auguste et Jean qui se débattaient dans les débris et Martin qui dérivait un peu plus loin, on n’a pas vu le jeune auxiliaire… On a jeté la bouée couronne à la mer, Michel est monté en courant démarrer la radio et lancer le groupe. » … A 13h 40, la station de sauvetage d’Argenton reçoit le message d’alerte.       ...Emergeant dans les débris de la passerelle éclatée, le patron est indemne et nage aussitôt, malgré les bottes qui l’alourdissent, vers le radeau de survie qu’il aperçoit non loin de là. Il sait qu’il faudra du temps avant que des secours n’arrivent sur la zone et il veut sauver son monde. C’est un solide gaillard d’une quarantaine d’année, taillé dans le granit de Molène, doté d’une énergie et d’une détermination à toute épreuve et pour lui à cet instant seul comptent les gars qui sont à l’eau et qu’il faut sauver. Il s’appelle Auguste, lui aussi, mais il ne s’agit pas de celui dont j’ai parlé plus haut. Il atteint le radeau et le fait percuter ; celui-ci se gonfle normalement. Puis il fait un tour d’horizon (l’horizon pour lui dans cette grosse houle est un cercle très restreint, on le conçoit facilement) et voit Jean qui flotte à quelques mètres, visiblement blessé mais nageant cependant. Jean est aussi un solide gaillard, mais le mât auquel il s’est accroché dans le choc lui a déchiqueté le bras gauche en se brisant dans la vague. Malgré la terrible blessure qui rougit la mer autour de lui, il est conscient.  Il a vu aussi le radeau et fait tout ce qu’il peut pour l’atteindre. Auguste l’a rejoint, l’a aidé à nager jusqu’au radeau puis à y grimper. Puis il s’est mis en quête des deux autres, Martin, son matelot et le jeune Jean François qui aurait été bien inspiré de rester les attendre au Conquet ! Maisil n’y avait personne en vue, Martin, inconscient, dérivait déjà loin dans le courant, soutenu par son gilet de sauvetage. C’est ainsi que les sauveteurs d’Argenton le découvriront, mort. Jean François n’a jamais été retrouvé. Voici l’extrait d’un article publié dans les « annales du sauvetage » quelques mois plus tard :« L'alerte est reçue à 13 h 40. Le Pop (*) appareille avec Charles Pavot, Francis Kerbrat et Bernard Abalan. A 16 h 30, à un nautique dans le nord du phare, ils repêchent un naufragé qui hélas est décédé. Alors qu'ils transportent la victime sur un bateau de pêche du Conquet, une vague, embarquée par l'arrière, noie le moteur qui refuse alors tout service. Nos trois sauveteurs embarquent avec le Pop sur "L'Azalée"pour continuer les recherches. Ce drame a fait deux victimes. Dans une mer dure, le Pop s'est bien comporté, mais a montré ses limites. Les sauveteurs demandent un moyen plus sûr et mieux adapté. Leur appel est entendu. Trois vedettes sont en construction aux chantiers Bénéteau à Saint-Gilles Croix de Vie. L'une d'elles sera affectée à Argenton. » (* ) Lepop est un engin en plastique de 4,10 m de long, propulsé par un moteur hors-bord de 40 cv.   ….

velleda3.jpg
Il y avait Henri : des yeux d’un bleu si pâle que nul ne peut les oublier, un sourire auquel personne ne résistait. Une science de la mer, un savoir et une expérience auxquels s’ajoutaient le talent au quotidien et du génie lorsque les circonstances le justifiaient. Il est enterré à l’île de Sein, et comme pour tous ces gens que j’ai trop admiré, je me dis que la mort ne lui va pas du tout. Je passe chaque année le saluer, ça ne m’apporte aucune paix. Au moment du drame Henri commandait la Velleda, basée à l’île de Sein. Cette vedette était un modèle unique, Henri en avait établi lui-même le cahier des charges. C'était la première fois que l'administration acceptait de financer un navire conçu et pensé par quelqu'un d'autre que leurs ingénieurs parisiens.


Il avait convaincu son ingénieur local de remplacer son ancienne "Velleda", certes encore en bon état mais non pontée à l'arrière et dotée, en guise de passerelle, d'un abri fragile. Son argument majeur était la sécurité : toutes les vedettes du littoral avaient été construites sur le même modèle et celui-ci semblait, à Henri.
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Réponse n° 7
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le 15/05/2008 @ 17:21
par Loeizh

Loeizh

10 messages
velleda4.jpgSon argument majeur était la sécurité: toutes les vedettes du littoral avaient été construites sur le même modèle et celui-ci semblait, à Henri, inadapté à la pratique des ravitaillements hebdomadaires des phares de l'Armen et de la Vieille dont il avait la charge.
Un peu plus tard, c'était en 69 ou 70, je ne sais plus, au pied de la Vieille, la "Velleda" se fait rouler par une lame de fond, précipitant à la mer les trois personnes présentes sur le pont.
Les deux moteurs s'arrêtent - une sécurité déclenche leur arrêt à partir d'une gite de 120° afin de préserver leur intégrité - sa passerelle solidement construite et sa coque entièrement pontée ne prennent pas d'eau.
Henri descend relancer ses moteurs et s'engage dans le raz de Sein à la recherche des trois hommes flottants dans leurs gilets de sauvetage. Il les récupère indemnes et cette manoeuvre, dont on imagine difficilement la technicité si l'on n'est pas de ce milieu, lui vaudra la légion d'honneur et le mérite maritime.
Il venait, bien malgré lui, de prouver que les choix qu’il avait réussi à imposer avaient aboutis à la construction d’un bateau adapté à ses missions, mais, me confiera t’il quelques mois plus tard : « Je me serais bien passé de cette démonstration. Certains n’ont pas hésité à laisser entendre que j’étais allé trop loin, que j’avais manqué de prudence !  Pourtant je t’assure que rien ne pouvait laisser croire que nous courions un risque inhabituel, et m ême avec l’ancienne Velleda je serais venu à la Vieille ce jour là !...Et alors… point de médailles pour qui que ce soit,  juste des gerbes à la mer le 15 Août suivant et des veuves en noir sous le ciel gris de Toussaint ! Cet incident le motiva à relancer son ingénieur au sujet des deux autres vedettes de la subdivision, celles d’Ouessant et d’Argenton, qui assuraient les relèves et le ravitaillement des phares de la Jument, de Kéréon, du Four et des Pierres Noires, leurs baignoires prêtes à se remplir un jour de la vague qui les tueraient. Mais l'administration est une machinerie lourde à remuer, des dossiers furent montés, l’ingénieur de l’époque, René Simon, était un homme de mer, mais rien ne bougea jusqu'à ce jour noir de décembre 78. ...A la suite de ce drame, les sauveteurs d’Argenton recevront une vedette de sauvetage en remplacement de leur petit canot ouvert. Les Phares & Balises feront ponter toutes leurs vedettes, se mettant ainsi en règle avec leur propre administration qui devait leur accorder des dérogations annuelles pour faire naviguer des bateaux que les pêcheurs, par exemple, n’auraient pas eu le droit d’utiliser. On construira une vedette neuve pour Ouessant, modèle unique et réussi, toujours en service aujourd’hui. Elle s’appelle« Blodwen » , nom que l'on peut traduire en français par: « fleur blanche » …des fleurs que l’on jetterait à la mer en mémoire des naufragés, peut-être. La Velleda a été convertie en bateau de travaux. Elle est basée à Brest.  Elle a été la meilleure des figurantes dans le film« l’Equipier » ! « Blodwen » est basée à Ouessant. A son bord des marins qui sillonnent durant la semaine les houles d’Iroise, dépannant les bouées depuis Audierne jusqu’au fin fond du rail, ravitaillant ici un phare en gazole et là un autre… en gazole aussi. Parcequ’il n’y a plus besoin d’eau douce dans les phares.   L.C. le 19 Octobre 2006.  
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Réponse n° 8
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le 11/10/2008 @ 16:11
par Juju30

Juju30

4 messages
Bonjour, je souhaitais laisser un message a l'attention de Loeizh pour le remercier des fabuleuses histoires qu'il nous raconte sur sa vie de gardien de phares, pour moi qui suis une passionnée de l'épopée des phares en mer, je ne pouvais rever mieux... merci beaucoup.
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Réponse n° 9
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le 13/10/2008 @ 21:31
par Loeizh

Loeizh

12 messages
 
Merci Juju pour tes commentaires et bonsoir à tous
Un petit récit, une petite tranche de ma vie d'alors, un souvenir parmi d'autres d'une fin de matinée de décembre 74.
Bien plus que la vague c'est surtout l'ambiance joyeuse et décontractée de cette matinée qui m'est restée en mémoire.
Il y avait des jours comme ça, où malgré les conditions météo détestables, nous étions heureux comme des gosses chahutant sur un terrain de jeu fascinant.
Amicalement.
Loeizh.










Cette année la semaine de Noël correspond à une période de grandes marées et le baromètre est à fond de cale, aïe ! C’est aussi le moment où montent pour la première fois les nouveaux embauchés, ce matin nous en avons un à bord. Pourquoi ces embauches justement en début d’hiver, période où statistiquement les premières grosses tempêtes balaient la Bretagne ? Tout simplement parce que chaque année, au premier janvier, débute à Brest - ou à Saint Nazaire, si c’est une année impaire - un stage de formation initiale à l’attention des auxiliaires embauchés un an ou deux auparavant et qui ont réussi le concours d’entrée à l’école. Il faut donc les remplacer. La sortie de la rade est laborieuse. Le patron coupe les gaz avant le sommet de chaque vague pour descendre sans trop de puissance dans le fossé qui se cache derrière, puis accélère aussitôt pour relancer la coque à l’assaut de la seconde bosse. Tout l’art consiste à doser convenablement la puissance et la trajectoire de la vedette, afin que l’étrave n’enfourne pas totalement dans la colline d’en face. Mais ce n’est pas une science exacte et de temps en temps un choc brutal nous stoppe presque tandis que la dite colline déferle joyeusement sur le pont, avant d’éclater sur la passerelle en une gerbe d’embruns qui terminent leur course dans la baignoire où nous nous affairons, en pestant et jurant, à fourrer dans des sacs de toile étroits, des caisses en bois qui semblent bien trop grandes pour y pénétrer. Nous sommes trempés lorsque nous rejoignons l’abri de la passerelle. La progression est lente, chaque vague est unique dans sa forme et sa pente et c’est toujours une surprise de découvrir ce qui se cache derrière : une rampe facile que l’on déboule allègrement ou un creux vicieux, un trou, dans lequel nous chutons sans élégance, les pieds décollés du plancher, le cœur au bord des lèvres et la sueur au front. Cependant, de surprises désagréables en d’autres qui le sont un peu moins, nous progressons et bientôt le plus dur de la barre est derrière nous. C’est, en tout cas, ce que je dis à mon jeune compagnon qui vient de m’interroger, un peu angoissé par cette peu ludique partie de saute - moutons. Il n’a pas osé me demander « quand est-ce qu’on arrive ? », mais je crois qu’il y a pensé… Nous montons ensemble à Kéréon et je n’ai pas envie de lui dire que la danse est loin d’être finie car nous allons d’abord essayer de ravitailler la Jument, ce qui n’est jamais une partie de plaisir, surtout par ce temps !  Je vois sur bâbord la roche de la fourche qui marque l’entrée de la passe du même nom. Régulièrement elle est submergée par la houle qui s’éclate en lourdes gerbes blanches et brillantes. On m’a souvent dit qu’il ne fallait pas emprunter ce passage si la mer brisait par-dessus la roche. Mais ces recommandations pleines de sagesse sont nées au temps de la voile et aujourd’hui c’est par là qu’Auguste a décidé de passer, parce qu’il juge que la mer y est moins dure qu’à quelques centaines de mètres plus à l’Ouest. Dire que la mer y est moins dure ne laisse aucunement entendre qu’elle est facile; d’ailleurs, rien n’est facile par ici. J’habite cette île depuis toujours, mais c’est seulement depuis que j’ai commencé ce métier que je mesure combien ses abords sont inhospitaliers. La Fourche, par exemple, dans laquelle nous allons nous faufiler… Si l’on regarde la carte marine on a immédiatement les poils du dos qui se hérissent à la seule pensée d’y aventurer un bateau et pourtant les courants et les vagues n’y sont pas matérialisés ! On n’y voit que les roches… et ça suffit pour avoir envie de passer ailleurs ! Sauf qu’aujourd’hui, l’ailleurs est interdit à notre embarcation. Au fil des semaines, des mois, des années, en raison d’une relève par semaine – mais d’autres voyages ont lieu entre ces deux sorties obligatoires, pour amener le fioul, le pétrole etc.- les marins de la vedette ont reculé, petit à petit, les limites de ce que l’on appelle le « mauvais temps ». A fréquenter sans cesse ces endroits, à rouler, jour après jour, dans les vagues, ils ont développé un sens de la mer qui fait d’eux des êtres que l’on ne peut comprendre que si l’on partage un peu de leur monde ; que si l’on emprunte avec eux ces chemins non balisés dans le dédale des roches tapie
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Réponse n° 10
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le 13/10/2008 @ 22:12
par Loeizh

Loeizh

13 messages
....ceschemins non balisés dans le dédale des roches tapiesdans les creux de mer. Depuisquelques années maintenant, je me suis accoutumé àleur univers et il m’arrive de sourire au souvenir des imagesd’apocalypse que ma mémoire avait enregistrée lors demon premier hiver dans ce monde si proche de la terre et cependant àdes années lumière de celle-ci parce qu’entre deuxvagues, à seulement un demi mille de l’île,nous sommes aussi isolés que si nous étions dansl’espace. Etje considère aujourd’hui que la relève hebdomadaireest le minimum que nous devons tenter; elle sera facile ou pas, c’esttout  Ce matin, par exemple, je sais bien qu’il n’y apratiquement aucune chance que nous fassions la relève de laJument, mais je sais aussi que l’on essaiera et que c’est normal.Ces hommes sur ce bateau sont l’unique lien qui relie les phares àla terre et à ce titre, ils mettent un point d’honneur àêtre présents chaque mardi au pied de la tour, làoù les gardiens les attendent. Sila relève est impossible ils essaieront au moins de passer lesvivres. Lamer brise un peu par notre travers maintenant et nous prenons detemps en temps de forts coups de gîte sur bâbord. Nousapprochons du phare, il est 11 heures, la mer est presque basse. Dansles creux de houle nous apercevons sur plusieurs mètres laroche sur laquelle est érigée la Jument, elle paraîtbien étroite pour supporter un tel édifice. Torturéeet sinistre, sa chevelure de laminaires dégoulinant d’eauverte et d'écume, elle me fait songer à un monstremarin qui surgirait de l’océan affublé d’unridicule chapeau de catherinette en soufflant comme un démentpour s’en débarrasser. Il n’y a plus de ciel, seulement lavoûte basse d’un grain noir qui déverse un délugeglacé crépitant, lourd comme de la grêle, sur noscirés. Seul le blanc des brisants apporte un peu de lumièreà la scène. Malgréla marée basse, les vagues « ordinaires »arrivent à grimper jusque sur le plateau, douze mètresau-dessus de la roche. Les plus grosses déversent des dizainesde tonnes d’eau jusqu’à hauteur de la cuisine. Nousmettons à la cape dans le sud est de la tour, l’étravedans la fin de jusant du Fromveur. Etnous attendons…
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